CONFERENCE DES EVEQUES DE FRANCE

NOTE DOCTRINALE N° 6 SUR LA GUERISON DES RACINES FAMILIALES PAR L’EUCHARISTIE

Commission doctrinale Vendredi, 19 janvier 2007

 
 
AVANT-PROPOS

C’est à la demande de plusieurs évêques concernés par cette proposition dans leur diocèse que la Commission doctrinale s’est penchée sur les fondements dogmatiques et psychologiques de la “guérison de l’arbre généalogique par l’offrande eucharistique”. Il semble que cette pratique, dont l’exercice sollicite de soi l’engagement du ministère presbytéral, se répande dans les diocèses de France, après les Etats-Unis et le Canada, à la faveur de la traduction de quelques livres d’auteurs épiscopaliens ou catholiques. La Commission doctrinale, après avoir longuement étudié cette proposition, a jugé indispensable de produire un jugement doctrinal qui rassemble les conclusions de deux ordres de connaissance: 1/ celles d’une approche psychologique, puisqu’il s’agit à l’origine d’une mise en cause de l’influence actuelle des aïeux sur l’équilibre psycho-spirituel de tel sujet chrétien; 2/ celles d’une approche dogmatique, puisque la doctrine du purgatoire est ici convoquée à cause de l’application de l’offrande eucharistique à des âmes de personnes objectivement nuisibles, d’après la théorie, à leurs descendants vivants. A côté du désir de guérison surnaturelle ou miraculeuse qui s’exprime puissamment dans de telles pratiques, jusqu’à résumer à lui seul la conviction sotériologique de beaucoup de fidèles - aux dépens de la thématique de la responsabilité, du péché et de la sainteté - il a semblé aux évêques de la Commission doctrinale qu’un déficit manifeste d’eschatologie dans la culture de foi des chrétiens contemporains entraînait des spéculations incertaines en matière de destinée des défunts et sur les “lieux” ontologiques qui les accueillent (telle littérature parle “d’âmes captives” ou “d’âmes errantes”). La mort, la survie des âmes, l’hypothèse de leur communion post mortem avec des esprits démoniaques, voici entre autres les thèmes obsédants de toute une production de cinéma, de bandes dessinées ou de littérature qui nourrissent aussi l’imaginaire des catholiques de ce temps. Mais ici, ce n’est plus seulement l’imaginaire, c’est l’espérance théologale qui s’est mélangée, parfois dangereusement, de représentations incompatibles avec la foi catholique. Il n’était pas du ressort du travail technique et circonscrit de cette note n° 6 de couvrir tout le champ de l’eschatologie. Mais, s’il est vrai que “la nature a horreur du vide”, il nous a paru plus vrai encore que la compréhension de la foi avait a fortiori horreur du vide, et que des représentations douteuses trouveront toujours à prospérer sur ses lacunes. L’effort de cette réflexion, au-delà du problème restreint qu’elle s’est donnée pour but d’éclairer, serait largement récompensé s’il avait indiqué aux lecteurs l’urgence de raviver parmi le peuple de Dieu les couleurs et les lignes du mystère eschatologique, tel que l’Eglise l’a reçu de son Seigneur. Notre note est longue et argumentée. Pour qui voudrait dans un premier temps s’en tenir aux conclusions des experts, voici les deux jugements qui achèvent la partie I de la note, de teneur psychologique, et la partie II, de teneur dogmatique. Nous trouvons ici l’occasion de remercier cordialement tous les experts qui ont aidé la Commission doctrinale à traiter de cette question.

Jugement de la proposition du point de vue psychologique
L’approche dite de Guérison des racines familiales par l’eucharistie est, du point de vue scientifique de la psychologie, à très haut risque. Elle repose sur des conceptions simplistes de la causalité psychique. La conséquence probable est qu’elle empêche un véritable travail d’élaboration psychique. Le sujet se trouve comme innocenté de son implication dans ce qui lui arrive. La notion d’inconscient personnel n’a plus cours. La fascination exercée par les hypothèses généalogiques, voire par l’intervenant, peut empêcher la personne souffrante de prendre en compte les autres dimensions de sa souffrance. La souffrance bio-psycho-sociale des croyants pourrait être repérée et accompagnée prudemment dans le cadre thérapeutique de l’écoute. Une écoute de qualité permet de respecter le rythme des personnes et de les aider à clarifier la part spirituelle et la part bio-psycho-sociale de leur souffrance. Elle permet, ensuite, de les orienter le cas échéant vers des prises en charge adaptées. Il serait certainement bénéfique de développer largement la formation à l’écoute méthodique. Car son déficit oriente les personnes vers la recherche de solutions rapides et extérieures à elles-mêmes. Inversement, l’écoute permet le développement de l’intériorité et de la singularité. Elle aide à gérer la souffrance de manière intelligente et responsable. La liberté personnelle se dégage à l’intérieur d’une relation de parole vraie. A l’écart de tout positivisme comme de tout surnaturalisme, une telle démarche n’en suppose pas moins des vertus spirituelles : la modestie et la patience.

Jugement de la proposition du point de vue dogmatique
Une appréciation doctrinale ne peut asseoir sa cohérence que sur l’objectivité d’un document, et c’est pourquoi notre analyse a choisi de resserrer sa perspective autour des récits et des raisonnements développés dans le livre du P. Hampsch: la guérison de l’arbre généalogique par l’eucharistie (1986, Goleta, Californie, U.S.A., trad. française 2002). La pointe de l’intention ici dégagée a paru contrevenir à la doctrine catholique du baptême, à celle du purgatoire et des indulgences, et finalement à l’intention bien comprise qui préside à la charité sans calcul que nous devons à nos frères défunts en appliquant l’offrande eucharistique à leur profit. Par ailleurs, l’idée d’une solidarité dans le péché a trouvé ses preuves parmi les sources vétérotestamentaires prises à la lettre, en des termes qui méconnaissaient, pour ce domaine, le développement de la Révélation jusqu’au cas exemplaire de l’aveugle-né de l’évangile de saint Jean. Que les structures de péché (“le péché social”) pèsent rudement sur la sanctification des personnes, au titre des causalités de conditionnement: soit. Qui oserait prétendre le contraire? Que les âmes des défunts encore au purgatoire puissent nuire de façon actuelle et décisive à la santé spirituelle de leurs descendants, et qu’en délivrant les uns, on puisse actuellement guérir les autres, voilà qui apparaîtrait comme une vérité nouvelle dans l’Eglise catholique et sans appui dans la Tradition: on saurait donc ni la reconnaître ni la mettre en pratique.

Mgr Pierre-Marie CARRE, archevêque d’Albi,

Président de la Commission doctrinale

Cardinal Philippe BARBARIN, archevêque de Lyon

Mgr Claude DAGENS, évêque d’Angoulême

Mgr Jean-Paul JAMES, évêque de Beauvais

Mgr Roland MINNERATH, archevêque de Dijon

Mgr Albert-Marie de MONLEON, évêque de Meaux

INTRODUCTION

En beaucoup de lieux dans l’Eglise sont proposées des prières, des sessions, des liturgies pour la guérison spirituelle. L’objet de cette note ne regarde qu’une des formes de guérison accessibles aux baptisés : la guérison de l’arbre généalogique par l’application de l’offrande eucharistique. En effet, cette proposition spécifique engage des concepts psychologiques et théologiques particuliers, tout en impliquant la pratique du “sacrement le plus venerable” [1], l’eucharistie, et par conséquent l’exercice du ministère sacerdotal, c’est-à-dire au moins sa caution. Par l’importance que cette pratique attribue au poids psycho-spirituel des ancêtres, elle relevait d’une analyse de spécialistes en psychologie et psychiatrie. On trouvera dans la première partie leurs appréciations sur un phénomène grandissant, même dans la société civile. Par le remploi qu’elle fait de notions dogmatiques fort bien assises dans la tradition (purgatoire / indulgences / offrande eucharistique appliquée aux défunts), elle s’offrait aussi à l’analyse du théologien. Celle-ci formera la seconde partie de cette note. On se doute que c’est la compassion qui inspire le plus souvent tous ceux qui mettent en œuvre ce qui se présente comme une méthode et un “programme”. Rien dans cette note ne veut soupçonner leur bonne volonté. On y salue au contraire leur amour de l’eucharistie et leur charité envers les défunts. Mais, il est maintenant juste de dire que, sur l’un et l’autre plan, la démarche ici examinée a paru contrevenir à la droite compréhension de l’âme humaine, dans sa situation naturelle (le psychisme), comme dans sa situation surnaturelle (la relation au Christ).

I ère PARTIE: EXPERTISE PSYCHOLOGIQUE

Parmi les approches dites de “guérison spirituelle”, il en est une qui s’adresse spécifiquement à l’arbre généalogique [2]. La théorie d’où ces pratiques reçoivent leur légitimité à la fois psychologique et théologique, postule que des souffrances actuelles du sujet sont la conséquence des fautes ou des blessures de ses ancêtres. Exprimé dans ces termes très généraux, le constat est peu réfutable. La théorie propose donc aux personnes d’explorer la vie de ceux qui les ont précédées, et de prier pour être délivrées des héritages nocifs. L’eucharistie, en tant qu’elle peut être appliquée au bien des fidèles défunts, est employée comme le lieu privilégié de cette prière, à cause de son efficience jugée supérieure d’un point de vue catholique, puisque sacramentelle. La mise en lumière de l’histoire familiale, sur plusieurs générations, peut assurément produire des effets thérapeutiques. Le fait a été étudié par de nombreux auteurs depuis S. Freud, encore que les causalités bénéfiques développées dans ces processus demeurent assez mystérieuses, qu’elles ne soient pas toujours reproductibles, et qu’elles fassent par conséquent l’objet d’explications multiples de la part des scientifiques. A ce moment de la réflexion, rien n’empêche de penser que des sessions spirituelles centrées sur la “guérison des racines familiales” puissent produire dans certains cas des effets thérapeutiques intéressants. La littérature traduite en français donne une large place à la preuve par le témoignage : au regard du scientifique, c’est la remontée de tel effet à telle cause qui, sans qu’on veuille nier la valeur topique du résultat [3], partant l’honnêteté du témoin, conserve à la théorie son caractère aventureux. Cependant, cette note a été estimée nécessaire, pour la raison que la littérature où l’on argumente en ces domaines délicats, n’a pas semblé aventureuse dans le seul ordre de la cohérence scientifique: aux professionnels de la psychiatrie et de la psychothérapie consultés, cette approche de la guérison spirituelle des racines familiales par l’eucharistie, dans le mélange pratique et théorique qu’elle organise, a paru comporter des dangers. Encore une fois, nous ne mettons pas en cause la bonne foi des auteurs, ni celle de tous les praticiens, - les prêtres en tout premier - inspirés par l’Evangile quand ils se mettent en peine de soulager les consciences en état de douleur.

Nous allons exposer chacune des critiques très brièvement, en insistant sur leurs conséquences pratiques.

1. Une conception réductrice de la causalité psychique

L’approche que nous étudions ici, la guérison des racines familiales (GRF), repose dans les documents publiés sur une conception de la transmission psychique entre sujets individuels qui paraît d’un type fort simpliste, voire magique. Elle s’appuie sur les représentations les plus primitives de la causalité pathogène. Nous pouvons retenir, notamment [4]: la perte de l’âme, suite à un traumatisme; la violation d’un tabou; la sorcellerie; la possession diabolique. Elle puise également parmi certaines théories des quatre derniers siècles: le péché comme cause des maladies, approche développée par le médecin allemand Stahl, à la fin du 17ème siècle; la pathogénicité des secrets de famille, hypothèse étiologique soulevée pour la première fois au 18ème siècle par le célèbre hypnotiseur Puységur; les théories de la dégénérescence développées au 19ème siècle par les médecins Morel et Magnan. Ces théories se caractérisent par une logique linéaire: un agent causal entraîne une conséquence de manière systématique, proportionnelle et réversible. La même cause produit toujours les mêmes effets et de la même manière. La suppression de la cause supprime l’effet. Cette logique linéaire se réfère en outre à un facteur causal exogène, sauf pour le péché. Dans tous les cas, on fait jouer une logique victimaire: la personne est victime d’un agent extérieur qui lui vole son âme, la punit, l’envoûte, lui cache la vérité ou lui communique un patrimoine dégradé. Elle est également victime de son péché et de celui de ses ancêtres. Ces théories, à l’évidence, construisent un sujet qui n’est pas acteur de sa vie. Tout au plus peut-il recenser les forces qui agissent sur lui et réclamer à Dieu d’en être débarrassé. Une pareille vision de la transmission psychique aura des conséquences importantes sur la façon dont le sujet se perçoit et se dirige dans la vie. Au plan spirituel, elle favorise sans aucun doute un rapport à Dieu marqué par la soumission, les attentes magiques ou surnaturalistes, dans des conditions où la consistance de la nature humaine - intelligence et liberté - est comme vacante et suspendue, bien loin de la doctrine catholique de la grâce.

Or, depuis plus d’un siècle, nous avons appris à reconnaître précisément que la causalité psychique est beaucoup plus complexe. Les études de Pierre Janet, de Henri Ey et de Sigmund Freud, notamment, nous ont permis de sortir des conceptions simplistes de type exogène et victimaire. L’être humain n’est plus conçu comme une tabula rasa sur laquelle viendraient s’imprimer différentes influences, dont celles de l’atavisme. La notion de psychisme rend compte de la complexité de l’être humain, de sa singularité et de sa subjectivité. Le psychisme se forme de la naissance à la fin de l’adolescence. Il se constitue en s’inscrivant dans l’expérience du corps et dans celle des relations. Le sujet est en interaction, notamment avec sa mère ; il éprouve des émotions et bientôt les interprète. Celles-ci ne s’impriment pas en lui à la manière d’un sceau sur la cire. Bref, le psychisme retravaille toutes les expériences. Il crée des représentations (encore appelées imagos) de ce qu’est un homme, une femme, le sexe, la mort, etc. Il organise des aménagements, des mécanismes de défense, face aux situations difficiles, en réalisant des compromis entre le désir et la peur. Dans cette optique, la souffrance psychique n’est pas référée à l’extérieur de soi-même, mais à l’intérieur de soi-même. L’influence des facteurs extérieurs, par exemple familiaux, est reconnue. Cependant, elle n’est pas absolue. La démarche de libération personnelle revient dès lors à connaître et à faire évoluer le psychisme par ses propres moyens, selon ses propres ressources. Supposé que la souffrance psychique soit trop forte, l’aide d’un thérapeute dûment formé, agissant dans un cadre approprié, peut être nécessaire. Elle permettra de mettre en mots - de verbaliser - les angoisses profondes, d’assouplir les mécanismes de défense rigides, de prendre conscience des imagos contraignantes, de renoncer à des mensonges inconscients et d’aménager des relations aux autres plus flexibles. Le sujet accède ainsi à son intériorité dans les modes de la nature humaine; il s’inscrit dans un chemin de maturation respectant son propre rythme.

2. Des mécanismes de transmission indéfinis

Les auteurs de la GRF ne décrivent jamais avec clarté les mécanismes de transmission psychique. Il y est question, en style implicite, de l’affaiblissement de la qualité de ce qui est transmis, dans une optique proche des vieilles théories de la dégénérescence. Plus souvent, on évoque un châtiment capable de s’étendre jusqu’aux générations ultérieures, ou bien l’influence d’une personne malfaisante, laquelle se poursuit au-delà de la mort. Ces mécanismes relèvent de la croyance plutôt que du savoir - si l’on met à part le savoir de foi strictement relatif au péché originel, dont le concile du Vatican II a donné d’ailleurs une présentation (Gaudium et Spes, n° 13) où le psychiatre ne reconnaît pas un homme en posture victimaire. Or, les mécanismes de transmission psychique, bien que complexes, ne sont pas d’ordre magique. Ils ont été largement étudiés. Ils sont modélisés dans des théories cohérentes avec la raison. Nous allons en donner un bref aperçu, en distinguant la transmission inconsciente, la transmission insue et la transmission manifeste.

La transmission inconsciente:

Elle concerne les mécanismes les plus profonds, par lesquels se constitue le psychisme du sujet. Les parents et l’entourage transmettent à l’enfant ce qu’il y a de plus enfoui en euxmêmes. L’enfant l’intègre, transforme ce matériel de manière inconsciente et édifie le fondement de sa personnalité sur ce socle. Cette transmission fondamentale n’est pas accessible à l’anamnèse consciente ni aux explorations systématiques. Elle repose essentiellement sur le mécanisme d’identification, ce “processus psychologique par lequel un sujet assimile un aspect, une propriété, un attribut de l’autre et se transforme, totalement ou partiellement, sur le modèle de celui-ci. La personnalité se constitue et se différencie par une série d’identifications” [5].

La transmission liée aux problématiques parentales

Les parents peuvent assumer des problématiques psychologiques plus ou moins graves, elles-mêmes liées aux interactions avec leurs propres parents. Ils peuvent être conduits à utiliser le psychisme de leur enfant pour leurs propres besoins psychiques. Nous n’exposerons qu’un exemple: Une femme ayant vécu l’inceste dans une famille chaotique, épouse un homme peu structuré: ils mettront en place un style de relation incestuel. Sans doute, ils ne passent pas à l’acte sexuellement sur leurs enfants. Cependant, les traumatismes vécus à la génération précédente, et non traités, se traduisent par une confusion entre sexualité et tendresse. Ils parlent facilement devant les enfants de leur vie sexuelle et de leurs fantasmes. Ils questionnent leurs enfants sur leurs amitiés en insinuant des connotations sexuelles. Les enfants sont alors envahis par des stimuli sexuels émanant de leurs parents. La mise en place de leur sexualité et de leur affectivité en est perturbée profondément, mais de manière inconsciente. La transmission psychique inconsciente constitue l’essentiel de la transmission psychique. Elle est inaccessible, par définition, aux explorations conscientes et aux tentatives de soins de type cathartique ou rééducatif. Elle est à la source même du psychisme du sujet.

La transmission "insue": l’exemple des secrets de famille

Comme la transmission psychique inconsciente, elle n’est pas immédiatement évidente. Cependant, elle n’est pas aussi profonde que celle-ci. Elle peut être explicitée plus facilement et interfère à un moindre niveau de profondeur avec la constitution du psychisme. Nous retiendrons les secrets à titre d’illustration. De nombreuses réalités peuvent rester voilées entre parents et enfants. Le secret pathogène apparaît quand le contenu concerne des éléments essentiels pour la structuration de l’enfant (comme l’identité de ses géniteurs, son rang réel dans la fratrie, un traumatisme subi précocement,...). L’enfant perçoit un malaise diffus à l’origine de lui-même. Cette question est tellement essentielle qu’il y consacre toutes ses énergies pendant des années. S’il n’arrive pas à obtenir les éléments manquants, il peut développer une souffrance psychique grave, voire décompenser une maladie mentale. Cependant, il serait exagéré de dire qu’un secret peut, à lui seul, “rendre schizophrène”. La schizophrénie est une maladie complexe, liée autant à des facteurs biologiques qu’à des facteurs environnementaux [6].

Nous aurions pu évoquer également la question des loyautés familiales, travaillée par I. Boszormenyi-Nagy, psychiatre et pionnier des thérapies familiales [7], ou celle dite du mythe familial, notion introduite en 1963 par Antonio Ferreira [8]. Nous sommes conditionnés par les secrets, les loyautés et notre mythe familial, mais de manière moins profonde que par la transmission psychique inconsciente. Cependant, on ne peut accéder à ces dimensions de la transmission par la simple anamnèse, comme le proposent les tenants des approches psychogénéalogiques. Dévoiler “l’insu” n’est pas, au demeurant, un but en soi, et ce dévoilement n’a pas, comme on l’a cru trop souvent, d’efficience thérapeutique ipso facto. Le travail sur “l’insu” ne peut s’opérer que dans un processus thérapeutique incluant le temps. Il n’est thérapeutique que lorsque les éléments de compréhension émergent au moment où la personne est prête à les accueillir et où ils peuvent enrichir son travail psychique.

La transmission manifeste

Nos parents et nos ascendants nous transmettent explicitement leurs valeurs, et non moins leurs problèmes comportementaux actuels. Ces éléments sont facilement repérables. Nous n’en dirons que quelques mots. Ici, les valeurs sont transmises dans le style de vie et le discours. Les comportements de nos parents sont liés à leur histoire, à leur psychisme, et nous sommes en interaction avec eux aussi longtemps qu’ils sont en vie: d’où un jeu d’influences, d’autant plus efficace qu’il s’agit de comportements dysfonctionnels ou violents. Cette transmission manifeste, quoique plus repérable par définition, doit être prise au sérieux. Il est parfois nécessaire de redéfinir les relations avec les parents pour ne pas s’exposer de manière excessive à des interactions néfastes. Ce que nous venons d’exposer n’épuise pas la connaissance des mécanismes de transmission transgénérationnelle. Nous voyons qu’ils peuvent être pensés de manière rationnelle et déboucher sur des actions thérapeutiques réfléchies, susceptibles d’être explicitées. Inversement, le refus d’une approche scientifique, dans un domaine aussi délicat que le travail sur le psychisme, risque d’être dangereux pour les personnes.

3. Les quatre risques d’une fausse médecine des âmes

Chacun sait que dans le registre de la médecine organique, le danger principal d’un recours à des pratiques de soin non fondées scientifiquement consiste dans une prise en compte trop partielle ou superficielle d’un trouble, d’un symptôme, que par un effet d’ignorance générale, ou par l’obsession du procédé, le praticien ne saura pas rapporter à l’ensemble de l’organisme: tout occupé de radiesthésie, tel thérapeute prétendu laisse un patient dans un processus cancéreux qui s’aggrave et que son ignorance médicale lui dérobe. Les pratiques de la GRF présentent des risques analogues dans l’ordre de la thérapeutique des souffrances psychiques. Des hommes de bonne volonté, religieux, prêtres, sous le motif sublime que le sacrement de l’eucharistie peut tout, encouragent des âmes dans des espérances surnaturalistes où les lois du psychisme humain voulues par le Créateur sont traversées par ignorance, ou contredites par présomption. On peut résumer les risques ici encourus à quatre principaux.

Le danger de fascination devant les liens de causalité établis par le génogramme

Le travail sur le génogramme est très délicat. Les psychothérapeutes patentés savent que cet outil peut très vite amener au jour des informations nombreuses, importantes, douloureuses, et parfois dramatiques sur l’histoire familiale de la personne. Ce dévoilement soulève des hypothèses causales en apparence très pertinentes. Celles-ci entraînent à leur tour chez le sujet concerné un changement radical de la vision qu’il avait de sa famille d’origine, de sa place dans cette famille, et de la plupart de ses ancêtres. Cette restructuration profonde peut être thérapeutique si elle est réalisée dans un cadre professionnel et sur un nombre de séances suffisant. Elle permet alors une distanciation par rapport à la famille d’origine, une désidéalisation de certaines personnes ou de certains récits, une compréhension du comportement de certains proches etc. A l’inverse, lorsqu’elle a lieu de manière rapide et sans encadrement professionnel, elle peut être nocive. La personne sera profondément bouleversée. Ce qu’elle avait construit de son identité et de ses racines familiales est remis en cause. Elle est susceptible de traverser une véritable crise identitaire, jusqu’à l’effondrement dépressif ou narcissique. Si elle est livrée à elle-même après ce choc, elle peut être envahie par une cogitation incessante, à la recherche d’une nouvelle cohérence. En effet, les hypothèses causales soulevées par le génogramme sont souvent très convaincantes en apparence. Elles ont tendance à aveugler le sujet et à empêcher l’émergence d’autres éléments. Ces souffrances sont, de surcroît, inutiles. Nous savons depuis longtemps que la technique cathartique est très peu efficace. Il ne suffit pas, comme on dit, que “les choses sortent” pour en être délivré. Il faut au contraire qu’elles émergent progressivement, au rythme de la personne. Il faut ensuite les mettre en lien et leur donner du sens. Le processus requiert du temps. Par ailleurs, on ne peut s’en remettre à la seule prière pour accomplir ce travail psychique.

Le danger de réduire la multi-dimensionnalité de l’être humain

Les difficultés d’une personne peuvent être liées à son histoire familiale. Cependant, elles peuvent être liées à de nombreux autres facteurs. Dans le champ familial, le sujet est tributaire de la structure (chaotique, rigide ou fonctionnelle), de la communication, et de l’éthique relationnelle de sa famille. L’être humain est par ailleurs conditionné par son psychisme, son corps, ses comportements appris et ses fonctions instrumentales (logiques, langagières etc.). Le centrage sur la causalité trans-générationnelle, telle qu’elle est conçue par la GRF, risque de conduire à la méconnaissance des autres causalités. Cette unidimensionnalité peut amener le sujet dans une impasse. Une personne peut souffrir à cause d’une maladie psychiatrique non ou mal soignée, une autre peut être en souffrance à cause des interactions actuelles avec ses parents etc. Faute d’un bilan préalable multi-dimensionnel, les soins proposés risquent de ne pas s’adresser à la dimension où se situerait le besoin. On entre alors dans une forme d’usurpation : l’intervenant religieux - candeur ou présomption ? - usurpe la place d’un soignant qui donnerait une réponse adéquate au problème.

Le danger d’empêcher un véritable travail psychique

La GRF donne des clés d’interprétation rigides. L’espace psychique, dans les récits et témoignages rapportés par cette littérature, est envahi par les notions de péché originel, de péché personnel, de diable, d’emprise par des esprits. Il n’est pas question de récuser a priori la possibilité de chacune de ces hypothèses, même préternaturelles. Mais ici le système explicatif est clos sur lui-même et n’admet guère les hypothèses naturelles ou simplement accidentelles. Par ailleurs, la personne y est toujours placée dans une position d’extériorité par rapport à elle-même: ses difficultés sont liées à ses ancêtres et les moyens pour en être délivrée lui viendront du secours divin, non pas dans le seul registre des moyens surnaturels ordinaires, mais dans les registres mêlés de la grâce miraculeuse, de l’effet charismatique, et singulièrement de l’instrumentalisation d’un sacrement - l’eucharistie - employé pour ainsi dire à ses marges. Ces deux aspects mettent la personne à distance d’elle-même et ce dispositif constitue l’inverse du travail psychique, lequel consiste à être à l’écoute de soi-même de manière neutre et ouverte. Il s’agit de laisser venir des éléments de compréhension et de les laisser s’associer les uns aux autres, dans un espace de ”jeu” interne. Cette élaboration permet une mise en lumière progressive des compromis inconscients de la personne. Elle est amenée à y exercer sa liberté et sa responsabilité. Le “court-circuit” du travail psychique a pour conséquence de faire perdre aux personnes leur capacité d’agir sur elles-mêmes. Nous rencontrons souvent des personnes souffrant de dépression ou de névrose, ayant suivi diverses sessions de guérison, notamment centrées sur l’arbre généalogique. Leur problème a peu évolué. Par contre, elles ont développé une attitude d’extériorité par rapport à elles-mêmes. Elles vont chercher sans se lasser la session ou la technique qui règlera leur problème. Leur vision de la foi et de la causalité psychique, qui suspend la valeur divine de l’ordre naturel créé, les empêche d’adhérer à la psychothérapie classique de type analytique. On peut penser que ces personnes ont initialement des réticences face à cette démarche. Cependant, le discours causaliste linéaire de la guérison les a renforcées dans leur soupçon, alors que l’on attendrait d’un itinéraire réglé sur la foi qu’il aille dans le sens de la vérité anthropologique et de la responsabilité d’une créature créée à l’image et à la ressemblance de Dieu.

Le danger relatif à l’intervenant : abus de pouvoir et imposture

L’absence de fondement rationnel de la GRF place le praticien, en général un prêtre à cause des moyens sacramentels de l’eucharistie et de la réconciliation, dans une position de pouvoir. Les thèses sur tel ou tel effet causé par tel et tel atavisme sont invérifiables. Le praticien devient le seul garant de ses propres interprétations et de ses interventions. De ce fait, la triangulation, par la référence à une théorie extérieure validée, n’est plus possible. La relation se joue à deux, entre l’intervenant tout-puissant et la personne fragilisée par sa souffrance et ses attentes. Le brio apparent des interprétations, non moins que leur promptitude, renforcent ce double rapport de fascination et de soumission. La séduction en jeu est importante et non régulée. Car l’intervenant apparaît dans une certitude radicale. Il parle de Dieu, voire “pour” Dieu et “prescript” Dieu. Souvent, il utilise des techniques de soin irrationnelles et confuses, mélangeant la psychologie individuelle, la psychologie familiale, la psychologie de groupe, la spiritualité et la liturgie. Toute position soignante comporte à coup sûr un risque de toute-puissance et d’exploitation des patients. Les thérapeutes compétents et honnêtes emploient des moyens précis pour prévenir et traiter ce risque. Nous en citerons quatre:

En premier lieu, il s’agit d’avoir une formation approfondie en psychopathologie. Il est capital, lorsque l’on prétend traiter la souffrance psychique, de connaître la genèse du psychisme et ses mutations, ainsi que les différentes maladies psychiatriques. Cet apprentissage est long et complexe. Il relève d’une formation en bonne et due forme auprès des malades, encadrée par des spécialistes. Faute d’un tel apprentissage, on risque de proposer des techniques ponctuelles à une personne qui a besoin de soins importants et globaux. Par exemple, on peut voir des schizophrènes pris en charge en travail transgénérationnel, alors qu’ils ne sont pas soignés et que cette approche risque d’aggraver leur délire.

Un second point garantissant la qualité des soins d’ordre psychologique, et prévenant la fascination idéologique, est d’être formé à plusieurs approches psychothérapeutiques, sous-tendues par des théories différentes. De cette manière, on évite l’adhésion rigide à une vision du monde. On acquiert la capacité de s’interroger sur ce que l’on fait et sur la fonction de l’investissement de telle théorie précise. Dans le cas de la GRF, il serait opportun de réfléchir au “fantasme de transmission”. La transmission psychique est une réalité mais c’est aussi un fantasme. En tant que tel, elle a pour fonction d’innocenter le sujet et de mettre de côté toute remise en cause personnelle.

En troisième lieu, la qualité des interventions d’ordre psychologique est garantie par le travail que l’intervenant a fait sur lui-même. Tout thérapeute, ou intervenant dans les relations d’aide, accomplit ce travail pour des raisons inconscientes, comme la recherche de gratifications narcissiques ou la mise en œuvre d’un fantasme réparateur. Le repérage et l’analyse de ces éléments sont indispensables pour que le thérapeute ou l’intervenant religieux n’utilisent pas la personne au profit de ses propres besoins psychiques.

Enfin, la qualité des interventions d’ordre psychologique est garantie par la confrontation habituelle avec des théories différentes, l’ouverture aux apports d’autres champs théoriques, l’évolution de la théorie et de la pratique. Il est conseillé que cette ouverture au regard extérieur se traduise, également, par le fait d’être supervisé.

En conclusion

L’approche dite de Guérison des racines familiales par l’eucharistie est, du point de vue scientifique de la psychologie, à très haut risque. Elle repose sur des conceptions simplistes de la causalité psychique. La conséquence probable est qu’elle empêche un véritable travail d’élaboration psychique. Le sujet se trouve comme innocenté de son implication dans ce qui lui arrive. La notion d’inconscient personnel n’a plus cours. La fascination exercée par les hypothèses, voire par l’intervenant, peut empêcher la personne souffrante de prendre en compte les autres dimensions de sa souffrance. La souffrance bio-psycho-sociale des croyants pourrait être repérée et accompagnée prudemment dans le cadre de l’écoute. Une écoute de qualité permet de respecter le rythme des personnes et de les aider à clarifier la part spirituelle et la part bio-psycho-sociale de leur souffrance. Elle permet, ensuite, de les orienter le cas échéant vers des prises en charge adaptées. Il serait certainement bénéfique de développer largement la formation à l’écoute. Car son déficit oriente les personnes vers la recherche de solutions rapides et extérieures à elles-mêmes. Inversement, l’écoute permet le développement de l’intériorité et de la singularité. Elle aide à gérer la souffrance de manière intelligente et responsable. La liberté personnelle se dégage à l’intérieur d’une relation de parole vraie. A l’écart de tout positivisme comme de tout surnaturalisme, une telle démarche n’en suppose pas moins des vertus spirituelles : la modestie et la patience.

[1] C.D.C., canon 897.
[2] MAC ALL, K., Généalogie et eucharistie, Saint-Benoît du Sault (36170), Editions Bénédictines, 2000, 2003; HAMPSCH, J., La guérison de vos racines familiales, ... une solution Divine pour les problèmes difficiles à résoudre (sic !), préface du Fr. Ephraïm, Saint-Benoît du Sault, Editions Bénédictines, 2002; WELLS, D., Prier pour la guérison des racines familiales, Saint-Benoît du Sault, Editions Bénédictines, 2004.
[3] C’est une chose d’éprouver en soi la disparition d’une douleur psychique, c’en est une autre d’atteindre en vérité la cause de cette disparition.
[4] ELLENBERGER, F., Histoire de la découverte de l’inconscient, Paris, Fayard, 1970, 1994.
[5] LAPLANCHE, J. et PONTALIS, J.-B., Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, PUF, 1967.
[6] Les connaissances actuelles sur la schizophrénie permettent de replacer dans son contexte historique la thèse selon laquelle ”il faut trois générations pour faire un schizophrène”. Elle a été soutenue, en premier lieu, par Françoise Dolto dans son livre Le cas Dominique. Murray Bowen, un des fondateurs des thérapies systémiques, a développé une idée assez proche, dans une optique interactionnelle. Ces auteurs ont apporté des éléments de réflexion et ont ouvert un champ d’observation intéressant, parmi les causalités multiples et synergiques de la schizophrénie. Mais cette ouverture a été durcie en dogme par certains auteurs, fascinés par les causalités linéaires, comme Mme Ancelin-Schützenberger.
[7] BOSZORMENYI-NAGY, I. - SPARK, G., Invisible loyalties, Maryland, Harper and Row, 1973; BOSZORMENYI-NAGY, I., - KRASNER, B., Between give and take, New York, Brunner Mazel, 1986.
[8] FERREIRA, A.J., “ Family myths and homeostasy”, Archives of general psychiatry, 1963, 9, p. 457-463.


Traduzione in italiano della seconda parte del documento

IIème PARTIE: EXPERTISE THEOLOGIQUE

Cette analyse se place au plan des critères de la théologie dogmatique pour donner une appréciation sur ce qu’on appelle les pratiques de guérison de l’arbre généalogique, spécialement par le recours à l’offrande de la messe appliquée aux défunts. La variété de ces pratiques semble assez grande, de sorte que notre analyse a choisi de se fonder sur les données d’un livre qui paraît constituer dans le champ français une référence doctrinale en la matière. Il s’agit de: J. HAMPSCH, c.m.f., La guérison de vos racines familiales, …une solution divine pour les problèmes difficiles à résoudre (sic), 1986-1989 [9]. Ce livre dépend sans doute de plusieurs autres, dont celui du Dr Mac All (épiscopalien, ndr: “congregazionista”, 1910-2001), mais l’incidence de l’eucharistie dans ces pratiques suggère de régler la réflexion sur la théologie catholique de la messe et du purgatoire.

1. De quoi s’agit-il exactement?

Il faut d’abord s’attacher à discerner les propriétés spécifiques d’une pratique de guérison qui, de son côté, a tendance à confondre de nombreux registres, charismatique, sacramental, pour obtenir un même effet: un mieux-être des personnes [10]. L’idée principale est que beaucoup de gens souffrent dans leur conscience des conséquences de péchés commis par leurs ancêtres, et qu’ils peuvent recourir à plusieurs moyens spirituels de guérison pour rétablir un équilibre psychique compromis par des fautes qui ne sont pas les leurs. Ce livre évoque à maintes reprises le moyen de la prière personnelle et communautaire, mais aussi la pratique des exorcismes, des prières de délivrance (sans que l’on sache s’il s’agit de l’action de l’exorciste mandaté par l’évêque), la pratique du sacrement de réconciliation, et enfin l’application de l’offrande de la messe à l’arbre généalogique du sujet, aussi longtemps que sa douleur intime ne sera pas soulagée ou guérie. Dans l’ensemble des exercices spirituels orientés à la guérison de l’homme intérieur, c’est cette pratique restreinte qui nous arrêtera. Sauf à recommander que ces différents registres soient bien distingués, et qu’en particulier on ne mélange pas des actions d’exorcisme avec la liturgie de l’eucharistie, nous n’allons donc pas ici revenir sur la notion de guérison spirituelle prise en général, et sur les précautions de pratique qu’elle exige. La Congrégation pour la Doctrine de la Foi a produit sur ce sujet un document doctrinal très précis [11]. La définition restreinte de la pratique dont nous entendons ici faire l’analyse, consiste dans la manière de considérer la condition surnaturelle des ancêtres défunts, et le rapport de cette situation (purgatoire / béatitude) à la situation surnaturelle de leurs descendants. Bref, la décision théologique discutable que nous avons cru devoir examiner touche à cette conviction que les ancêtres sont un relais actuellement nécessaire pour la constitution d’une personnalité spirituelle saine chez un vivant de la terre. En effet, selon la théorie en cause, l’application de l’offrande de la messe à l’arbre généalogique visera certes l’accès plénier au bonheur éternel de ces âmes, - suivant le mouvement de charité authentique que la Tradition catholique a toujours recommandé; mais, en outre, le vivant qui demande la célébration d’une intention de messe, visera par un effet de rebond, de ricochet si l’on veut, à obtenir en retour une amélioration de sa propre situation surnaturelle, laquelle serait gravement nouée par les péchés des ancêtres. Il ne paraît pas, disons-le d’emblée, que cette notion de rebond ait pour sa part le moindre appui dans la Tradition [12].

2. Eléments de la démonstration

A vrai dire, le principal argument du P. Hampsch, comme déjà du Dr Mac All, est la constatation d’expérience que de telles offrandes de messes appliquées aux défunts ont dénoué des situations spirituelles entravées dans la personne de leur descendant. Ce livre après d’autres se plaît à citer de nombreuses délivrances regardées au plus concret, y compris avec des effets de caractère miraculeux, pendant la célébration de la messe elle-même. On peut tout juste s’étonner que des célébrations anglicanes dont la validité n’est pas réputée parmi les catholiques, soient tenues par le P. Hampsch pour aussi efficaces que des messes catholiques… Le Dr Mac All cite au demeurant beaucoup plus de faits miraculeux, comme des apparitions d’ancêtres pendant la messe, que le P. Hampsch. Il est très difficile de contester frontalement de pareils témoignages sans porter atteinte à l’honnêteté intellectuelle des auteurs dont la bonne volonté est manifeste. S’ajoute à la difficulté de recevoir ces preuves par le témoignage, l’option méthodique qui consiste, dans les milieux concernés, à mélanger les registres d’intervention [13]: il serait bien étonnant, par exemple, qu’une personne qui s’estime guérie de telle souffrance intérieure n’ait pas reçu un soulagement de sa propre participation à l’eucharistie, ou du sacrement de réconciliation auquel elle s’est présentée de tout cœur, au lieu qu’on l’attribue à la délivrance de l’aïeul obtenue par l’application de l’offrande. Aussi bien, nous allons interroger un certain nombre d’arguments théologiques mis au service de la thèse. Nous laisserons ici de côté les autres arguments scientifiques ou statistiques, pris de la génétique ou de la psychologie, quoique leur discrimination doive sans doute enlever beaucoup à la démonstration du P. Hampsch.

Le déséquilibre de la preuve exégétique

La plus grande partie des citations bibliques qui viennent en preuve de la transmission de l’iniquité comme mal objectif et hérité - sinon bien sûr du péché lui-même comme coulpe, comme faute subjective - sont tirées de l’Ancien Testament. On cite en particulier Ex 20,5- 6: “Car c’est moi ton Dieu, un Dieu jaloux poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations”. Mais curieusement, on contourne (HAMPSCH, p. 37) l’enseignement d’Ezéchiel 18 sur la rupture de ces solidarités ataviques en renvoyant sa validité aux temps de la délivrance eschatologique. Autrement dit, on retire à la différence entre Ex 20 et Ez 18 la valeur d’un développement de la révélation sur le rapport entre Dieu et la responsabilité personnelle. Il est vrai que le même (p. 35) avait contourné le texte le plus clair du Nouveau Testament sur la question, le récit de l’aveugle-né en Jn 9,2. A propos de ce texte, l’auteur ne veut pas nier la parole de Jésus (“Ni lui ni ses parents” n’ont péché). Mais étrangement, Hampsch renverse la vérité massive de l’épisode, lequel semble bien ramener le fait de l’infirmité à une hypothèse neutre par rapport à la culpabilité personnelle et surtout héritée, pour la désigner en somme comme une vérité d’exception dans le cours présent de l’histoire du salut: “Jésus leur montra [aux juifs] qu’ils avaient tort de généraliser cette conclusion [que l’infirmité provient toujours d’un péché hérité]” (Ibid., p. 35). Le livre continue donc de faire valoir la vérité estimée la plus fréquente, sinon générale, savoir que Dieu permet la transmission des disgrâces de génération en génération.

Le déséquilibre dans l’application de l’offrande eucharistique aux âmes du purgatoire

Naturellement, notre analyse ne peut manquer de relever avec reconnaissance les marques ici données d’un grand attachement à cette doctrine traditionnelle de l’Eglise, que les peines temporelles du purgatoire peuvent être diminuées ou annulées pour tel défunt par les mérites du Christ et des saints. La pratique discutable de la guérison de l’arbre généalogique serait déjà absoute de ses plus grands inconvénients, si elle devait avoir la conséquence parmi les fidèles catholiques de ramener l’attention à cette vérité de foi, et à ce geste de charité fraternelle. Mais on remarque ici une équivoque très gênante et un véritable déséquilibre doctrinal: les âmes du purgatoire, nous en sommes certains dans la foi, sont des âmes sauvées pour ce qui regarde la relation de leur liberté avec le Seigneur. C’est au minimum une contrition des péchés à l’instant de la mort qui, à l’imitation du bon larron, les aura mises “aujourd’hui avec Jésus”, sinon “en paradis”, du moins dans la condition d’y accéder certainement (Cf. Lc 23,43). Il leur reste à accomplir une purification objective pour laquelle nous pouvons intervenir par nos prières. Mais chacun conviendra que, en comparaison de l’hypothèse de l’enfer, leur situation surnaturelle est clairement du côté du Sauveur et du salut. On comprend mal dès lors cette insistance du P. Hampsch, et des tenants de la guérison de l’arbre généalogique, à les regarder comme des ancêtres objectivement nuisibles aux personnes vivantes, nuisibles et capables d’entraver non pas en surface ou à la périphérie la santé spirituelle d’une personne vivante, mais capables de lui nuire en profondeur et jusqu’à contredire le bon propos envers le Christ d’une personne baptisée [14]. Pire, on se demande selon cette logique de la solidarité atavique ce qui empêcherait un ancêtre supposément placé en enfer de communiquer son refus du Sauveur à ses descendants… Il semble que ces pratiques reviennent à minimiser la puissance du salut et singulièrement du baptême de chaque sujet surnaturel dans sa relation immédiate au Christ.

3. Une objection : la relation salvifique avec le Sauveur est pour chaque baptisé immédiate au sein du corps mystique

Parmi tous les moyens offerts aux consciences pour les aider dans leurs souffrances - certains mentionnés sont peu habituels -, l’auteur ne cite guère le moyen décisif, le moyen inaugural qu’est le baptême, comme s’il n’avait pas assez de puissance pour délivrer une âme radicalement (= “à la racine”), comme s’il pouvait la laisser dans des conditionnements de mort spirituelle, alors qu’il lui communique la vie du Ressuscité, comme s’il pouvait l’abandonner encore au pouvoir de Satan, alors même que des exorcismes trouvent leur place, certes seconde, dans la célébration de la Pâque du Seigneur appliquée à chaque sujet.

Le pouvoir de la grâce baptismale

Il est de ce point de vue très significatif qu’une des rares mentions du baptême sous la plume du P. Hampsch (p. 62) ne parle que de “droits baptismaux”, au lieu d’affirmer fermement le pouvoir de la grâce baptismale: “Redonner la vie de Dieu aux zones étouffées de son arbre généalogique, c’est simplement appliquer nos droits baptismaux”. De deux choses l’une: ou les « bons larrons » de nos généalogies sont du côté du Sauveur, et la “satispassion” (Garrigou-Lagrange) des peines du purgatoire leur obtient progressivement et irréversiblement une extension de la vie divine, au nom de leur propre baptême, avant même que notre charité ne s’en mêle par la “satisfaction” des pratiques d’indulgence; ou bien nous aurions à désespérer même de la propre puissance en nous de la grâce de notre baptême, bien avant que les offrandes eucharistiques appliquées à la situation de nos ancêtres ne viennent compenser par rebond le défaut de vie divine en nous-mêmes, s’il faut douter de la puissance baptismale. Or, toutes les blessures causées par notre hérédité ont leur siège en nous, et c’est en nous que le Seigneur peut tout ensemble les guérir, supposé qu’il le veuille (Cf. 2 Cor 12,7) [15]. Aussi bien il est très possible et souhaitable que les vivants fassent dire des messes pour eux-mêmes, lorsqu’ils affrontent les limites objectives de leur propre chair dans les combats du Saint-Esprit à l’intime de leur esprit. On a certainement raison d’évaluer la force de conditionnement des “structures de péché” (Jean-Paul II) [16], autour d’une personne créée libre à l’image et à la ressemblance de Dieu; mais le baptême est le sacrement de la libération totale, hors de toutes les structures d’iniquité à commencer par la structure du péché originel. Ce qui reste au fond de nous de “concupiscence” (“fomes peccati”), ce qui reste de la vetustas du “vieil homme”, ne sert qu’à mettre en alerte la personne libre et royale que la grâce érige en nous, et non à faire douter “l’homme nouveau” de la novitas du vainqueur de Pâques qu’il a revêtue.

Le personnalisme de la causalité sacramentelle

Le personnalisme de l’Evangile, si magnifiquement représenté dans les rencontres du Christ johannique, témoigne de l’immédiateté de la relation salvifique moyennant l’humanité du Verbe incarné: “Personne ne t’a condamnée? […] Moi non plus je ne te condamne pas. Va et désormais ne pèche plus” (Jn 8,10-11). La causalité proprement sacramentelle, la plus remarquable de la Nouvelle Alliance, met en grand relief dans la vie de l’Eglise cette vérité cardinale de l’Evangile: “[Le Christ] est là présent par sa vertu dans les sacrements au point que lorsque quelqu’un baptise, c’est le Christ lui-même qui baptise” [17]. D’autres causalités plus médiates - songeons aux causalités éducatives et dispositives - pourront jouer à leur façon et dans leur mesure alentour des sacrements, ou pour aider à constituer la personnalité surnaturelle du sujet. De là à reconnaître aux ancêtres une position de relais actuellement nécessaire, et de relais négatif à moins de leur purification complète… En tout état de cause, on ne saurait proposer un « programme de guérison » - cette expression curieuse revient sans cesse sous la plume du P. Hampsch pour résumer sa théorie un peu monopolistique - qui doive reléguer le primat de la relation immédiate au Christ au profit de ricochets improbables. De surcroît, on risque alors de reléguer le registre intime de la liberté personnelle au bénéfice douteux des causalités de conditionnement, établies désormais au centre des opérations de l’existence chrétienne. Il est heureux sans doute que notre époque les ait mieux évaluées [18]. Mais le centre de gravité de l’Evangile de Jésus-Christ est la rédemption des pécheurs, plus que la guérison des malades. Le Crucifié pardonne: il ne s’occupe pas d’abord d’innocenter, et plus que vers sa santé, c’est vers sa sainteté que nous tournons pour accéder au bonheur.

En conclusion

Une appréciation doctrinale ne peut asseoir sa cohérence que sur l’objectivité d’un document, et c’est pourquoi notre analyse a choisi de resserrer sa perspective autour des récits et des raisonnements développés dans le livre du P. Hampsch. La pointe de l’intention ici dégagée a paru contrevenir à la doctrine catholique du baptême, à celle du purgatoire et des indulgences, et finalement à l’intention bien comprise qui préside à la charité sans calcul que nous devons à nos frères défunts en appliquant l’offrande eucharistique à leur profit. Par ailleurs, l’idée d’une solidarité dans le péché a trouvé ses preuves parmi les sources vétérotestamentaires prises à la lettre, en des termes qui méconnaissaient, pour ce domaine, le développement de la Révélation jusqu’au cas exemplaire de l’aveugle-né de l’évangile de saint Jean. Que les structures de péché (“le péché social”) pèsent rudement sur la sanctification des personnes, au titre des causalités de conditionnement: soit. Qui oserait prétendre le contraire? Que les âmes des défunts encore au purgatoire puissent nuire de façon actuelle et décisive à la santé spirituelle de leurs descendants, et qu’en délivrant les uns, on puisse actuellement guérir les autres, voilà qui apparaîtrait comme une vérité nouvelle dans l’Eglise catholique et sans appui dans la Tradition: on ne saurait ni la reconnaître ni la mettre en pratique.

[9] Traduction française 2002, Saint-Benoît du Sault, Editions Bénédictines, 270 pages.
[10] Le livre du Dr Mac All, par exemple, raconte à maintes reprises des eucharisties épiscopaliennes célébrées pour la guérison de l’arbre généalogique, dont le déroulement, sacramentel a priori, s’augmente de beaucoup d’effets miraculeux, visions, apparitions etc.
[11] Instruction sur les prières de guérison, 23 nov. 2000. Cf. DC, n° 2238, 17 décembre 2000, pp. 1061-1066.
[12] On pourra le vérifier dans l’ouvrage très classique du P. R. Garrigou-Lagrange, O.P., sur les fins dernières: L’éternelle vie ou la profondeur de l’âme, Paris, Desclée de Brouwer, 1950, par exemple au Ch. VII: “La charité envers les âmes du Purgatoire et la communion des saints”, p. 273 s.
[13] Plusieurs genres d’actions sont pratiqués presque simultanément, de l’ordre sacramentel ou paraliturgique ou charismatique etc. Dans les procès de béatification, l’attribution d’un miracle à l’intercession du serviteur de Dieu suppose qu’on ait formellement adressé sa prière à Dieu par cet intercesseur, à l’exclusion des autres saints du Ciel.
[14] Certes, des atavismes organiques, génétiques, peuvent nuire gravement aux conditions de vie d’un descendant. Sauf exception miraculeuse, on n’imaginerait pas que le passage du purgatoire à la béatitude de l’âme d’un éthylique puisse reconstituer l’intégrité chromosomique de sa descendance. Cet héritage malheureux demeure. Mais Dieu sonde les reins, les conditionnements d’en bas si l’on veut, aussi bien que les cœurs où la grâce travaille.
[15] “Et parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour m’éviter tout orgueil, il a été mis une écharde dans ma chair, un ange chargé de me frapper. A ce sujet, par trois fois, j’ai prié le Seigneur de l’écarter de moi. Mais il m’a déclaré : ‹Ma grâce te suffit. Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse›”.
[16] Cf. Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 1869.
[17] VATICAN II, Sacrosanctum Concilium, n° 7.
[18] La théologie morale avait défini de longtemps la situation des “habitudinaires”.